Entretien avec la camarade Rafaela M. Molina Vargas, étudiante bolivienne en master d’écologie, militante ecosocialiste et féministe, sympathisante du MAS-IPSP (Movimiento al Socialismo – Instrumento Politico por la Soberania de los Pueblos).
Guillaume Suing : Le MAS, parti du dirigeant Evo Morales victime d’un putsch fasciste il y a quelques mois, est visiblement en bonne position dans les sondages pour gagner les prochaines élections présidentielles. Pourquoi les militants du MAS sont-ils pourtant inquiets en ce moment ?
Rafaela M. Molina Vargas : Comme vous le dites plusieurs sondages situent le MAS en première position avec la possibilité de gagner les élections au premier tour, ce qui confirme qu’une fraude a été perpétrée par l’OEA [1]. A ce moment-là, nous n’avions en effet aucune garantie pour des élections transparentes et libres. La situation politique est critique. Par exemple, 50 634 citoyens boliviens et environ 4.6% des résidents Boliviens à l'étranger ont été effacés des listes électorales pour voter en Argentine, en Espagne et en France, donc dans ce scenario l’éviction d’une partie de l’électorat du MAS au dernier moment reste possible. Par ailleurs la persécution et la violence politique sont très fortes. Au-delà des dizaines des prisonniers politiques et des menaces constantes lancées par les Ministres du Gouvernement, de la Défense, etc., il y quelques jours, même des enfants ont été blessés par des jets de pierres lors d’un meeting de campagne du MAS. Ainsi, ce scenario hostile, menaçant et violent explique notre profonde inquiétude sur les garanties institutionnelles d’avoir une élection libre et transparente.
GS : On observe que l’électorat du MAS contient une grande partie de la paysannerie bolivienne, tandis que, paradoxalement, les « écologistes » politiques, majoritairement citadins, sont plutôt favorables à l’ex-opposition anti-MAS. Qui sont ces écologistes et en quoi prétendent-ils s’opposer à Evo Morales et son mouvement ?
RMV : Tout d’abord il faut reconnaître qu’il existe de nombreux groupes qui se disent écologistes avec une diversité de programmes. Néanmoins la plupart d’entre eux, y compris des ONG, ont soutenu le coup d’État. Il est aussi important remarquer que la majorité d’entre eux reçoivent des financements internationaux de sources non transparentes. Jhanisse Vaca Daza, notamment, la leader de l’ONG « Rios de Pie », un groupe de «gazon synthétique / astroturf» (false grassroots), a été formée aux États Unis par des programmes d’aide aux activistes contre les gouvernements progressistes de l’Amérique Latine. Elle s’est aussi associée avec des initiatives de soutien à Juan Guaidó au Venezuela [2].
Plusieurs sujets ont causé de fortes réactions de la part des écologistes, quelques-uns avec raison, mais l’argument le plus efficace contre MAS était celui des incendies en Amazonie et en Chiquitanie l’année dernière. Maintenant, grâce aux données et aux études climatologiques, nous savons que la sécheresse anormale des mois de juin à septembre avait intensifié les feux [3], et qu’au moins pour certaines régions le feu est arrivé en Bolivie à partir du Paraguay selon la NASA [4]. L'année dernière, les écologistes ont imputé les incendies de forêt au MAS et aux paysans pauvres. Aujourd’hui, avec le gouvernement de l'oligarchie agro-industrielle, les incendies continuent, et en 2020, on a enregistré une hausse de 35% des sources de chaleur par rapport à l’année dernière. Les protestations ont pourtant disparu et un silence complice règne, alors que le « dictateur diabolique » n’est plus en place…
Comme vous le dites dans votre livre [5], les mouvements écologistes qui n’arrivent pas à accuser le capitalisme et l’impérialisme et qui ne reconnaissent pas la classe ouvrière, la paysannerie, ou les peuples indigènes en tant qu’acteurs centraux de la lutte, deviennent toujours utiles à la droite fasciste, violente et raciste en Amérique Latine. Et comme Malcom Ferdinand le disait aussi dans son livre « Une Écologie décoloniale » [6] les mouvements environnementalistes ont exclu et invisibilisé les groupes qui ont historiquement le plus lutté pour protéger l’environnement, autant que pour conquérir leurs droits.
GS : La Bolivie d’Evo Morales a réalisé des choix tactiques en matière de protection de l’environnement ; des concessions à l’agrobusiness ont été faites [7], mais des décisions stratégiques ont aussi été prises aussi contre lui. Peux-tu en dire plus sur ces deux aspects et les raisons d’un tel choix ?
RMV : Justement une des critiques faites à Evo Morales pointait les concessions aux agroindustriels. Il est quand même important de préciser que celles-ci ne sont pas comparables au soutien qu’il a accordé par ailleurs aux petits et moyens producteurs agricoles. Tous les secteurs ont été soutenus, ce qui peut être discutable.
Rappelons pourtant que c’est avec le gouvernement du MAS que le cadre normatif et légal contre les OGM a été renforcé. Ce qui est le plus important est inscrit dans la Loi 144 de « Révolution Productive et Communautaire » et la Loi 300 Cadre de la « Terre Mère ». A titre d’exemple, l’article 15 de la loi 144 interdit d’introduire des OGM des espèces endémiques dont la Bolivie est le centre d’origine ou diversité. Ensuite une condition s’oppose à « ceux qui menacent le patrimoine génétique, la biodiversité, la santé des écosystèmes et la santé humaine. »
Avec le gouvernement du MAS pendant 14 ans, aucune culture transgénique n’a été approuvée. Tout au contraire, la loi 144 a établi l’étiquetage pour les OGM importés afin d’informer le consommateur. C’est pourtant le MAS qui a été désigné par les écolo comme le gouvernement qui a légalisé les OGM. Pour contraster, pendant 10 mois, le gouvernement de facto actuel a publié deux Décrets Suprêmes illégaux pour introduire des modifications indéterminées pour 5 espèces, y compris le maïs [8], dont la Bolivie est un centre de diversité et presque le deuxième centre de domestication. C'est une violation flagrante de la loi de protection précédente.
GS : Connais-tu des aspects de la politique agroécologique en Bolivie, pays de l’ALBA, liés à la coopération avec Cuba socialiste, leader actuel mondial dans ce domaine ?
RMV : La coopération avec Cuba s'est concentrée sur le domaine de la santé, avec de multiples résultats positifs, même si malheureusement cela a déclenché une haine xénophobe de la communauté médicale, et des accusations infondées. D'autre part, une tentative a également été faite pour établir une coopération pour la lutte contre le feu, les incendies de forêt et le reboisement ; un des domaines dans lesquels Cuba est très avancé aussi.
Dans le domaine de l'agroécologie, on pourrait apprendre beaucoup de Cuba, en particulier pour la production sur des sols dégradés, mais malheureusement il n’y a pas encore de coopération sur cet aspect.
GS : Comment comprend-on les notions d’autosuffisance alimentaire, de développement durable et de souveraineté nationale dans le MAS ? Le développement d’une industrie nationale est-il incompatible avec une politique de protection de l’environnement à long terme ?
RMV : Malheureusement la Bolivie a une dépendance à l'exportation de soja en tant que ressource fondamentale immédiate, ce qui, combiné à l'augmentation de la capacité de consommation de la population, a augmenté l'importation de certains produits. C’est ce qui met en danger l'autosuffisance alimentaire. Le MAS a pour principe fondamental la sécurité alimentaire et la souveraineté, même si dans la pratique n’est pas encore évident.
Pour autant, l'industrie nationale est non seulement compatible avec la protection de l'environnement, mais elle lui est indispensable. Par exemple, les candidats actuels du MAS proposent le développement de carburants écologiques à partir d'huiles recyclées et de cultures agricoles [9]. Cela permettra à la Bolivie d'économiser des milliards de dollars, de réduire les émissions de gaz à effet du serre, et d'augmenter la résilience climatique du pays. De plus, l'industrialisation souveraine du lithium [10] financera la transition énergétique en Bolivie et participera ainsi à l’effort mondial.
GS : Qu'appelles-tu une « écologie métisse » ?
RMV : J’ai commencé à parler d’écologie métisse dans un article récent [11] pour tenter de repenser et construire une nouvelle vision de l’écologie scientifique mais aussi pour contester et repenser l’activisme « environnementaliste ». L’idée d’écologie métisse s'inspire de l'essai «América mestiza» (Amérique Métisse) de l'écrivain colombien William Ospina [12] et se fonde sur la nécessité de repenser une écologie différente, qui s'inscrirait dans les réflexions profondes de notre histoire latinoaméricaine. Une écologie qui pourrait être contextualisée, pensée et générée depuis et pour l'Amérique latine, depuis et pour cette Amérique métisse, et non imposée et assimilée à ce qui est attendu de nous.
Avec ce terme j’essaye de mettre en évidence la nécessité de décoloniser l’écologie comme le remarque Malcom Ferdinand qui m’a beaucoup inspiré aussi ; décoloniser les idées de la conservation de la nature qui sont arrivées en Amérique Latine avec une romantisation de l’indigène et en conséquence une invisibilisation de leurs luttes, leurs demandes et leur contexte. Cependant j’essaie aussi de proposer une réflexion dialectique entre la base de la science écologique occidentale et de nouvelles approches décoloniales et propres qui peuvent nous permettre de situer l’écologie comme un des champs de résistance pour contester le système-monde capitaliste et colonialiste.
[1] OEA, Organisation des Etats Américains
[3] https://www.researchgate.net/publication/343815214_Fires_and_droughts_in_Bolivia_during_2019
[4] https://earthobservatory.nasa.gov/images/145522/fire-burns-in-paraguay-bolivia-and-brazil
[5] « L’écologie réelle, une histoire soviétique et cubaine », Guillaume Suing, Editions Delga, 2018.
[6] « Une écologie décoloniale, penser l’écologie depuis le monde caribéen » Malcom Ferdinand, Seuil, 2019.
[7] Les concessions tactiques en terme d’agriculture intensives se jugent à la capacité du gouvernement progressiste à protéger les richesses nationales environnementales. En effet le développement des forces productives restent une condition financière des investissements ultérieurs en matière de protection de l’environnement et d’agroécologie, comme ce fut le cas à Cuba, reconnu pour son leadership agroécologique (GS).
[8] Le Maïs cultivé partout dans le monde est originaire d’Amérique du Sud et celle-ci reste le centre d’une grande biodiversité pour cette famille végétale, partie intégrante de la richesse nationale bolivienne (GS)
[9] Les agrocarburants restent une alternative possible aux carburants fossiles, avec des conditions qui sont, à Cuba, de ne pas concurrencer la production de produits alimentaires (exploitations de déchets agricoles, etc.). (GS).
[10] L’extraction du lithium est actuellement destiné à l’exportation sans raffinage sur place, comme dans beaucoup de mines de semi-colonies (GS).
[11] https://www.la-epoca.com.bo/2020/09/15/por-una-ecologia-mestiza-en-america-latina/
[12] « América mestiza » (Amérique Métisse), William Ospina, 2013. Literatura mondadori.