Article publié dans le journal de l'UFAL n°72 (mars 2018). Lien
Dans la banlieue de la Havane, une association de soutien à Cuba socialiste témoigne : « Viver Organoponico Alamar est un potager urbain très réussi (…). Un agronome a eu l’idée lumineuse de se mettre à cultiver des légumes sur un lopin de terre perdu de la commune. Au début le jardin occupait 0.7 hectare et comptait cinq travailleurs. Aujourd’hui, dix ans plus tard, le jardin s’étend sur 11.2 hectares et compte 147 travailleurs. Plutôt qu’organoponico [jardin d’agriculture biologique] qui ne couvre plus vraiment le contenu, Il vaudrait mieux parler d’un « jardin potager intensif »… » (Cuba, La révolution au cœur vert. Publication d’Initiative Cuba Socialista, 2010).
Pour le débat qui agite le mouvement progressiste « écologiste » d’aujourd’hui, tout est là sans doute… Car dans ce pays dont plus personne ne conteste le leadership en matière d’agroécologie réelle, le but fondamental pour lequel l’Etat a divisé les grands sovkhozes d’agriculture intensive d’avant 1990 en petites unités d’agriculture biologique, était évidemment d’assurer l’autosuffisance alimentaire du peuple sur le long terme « avec les moyens du bord » et hors de toute considération romantique ou abstraite sur Dame Nature. Or pour atteindre cette autosuffisance (ce qui n’est pas encore le cas même s’ils n’en sont pas loin), personne à Cuba ne critiquera les notions « d’intensif » ou de « productif », moins encore le fait que des petites coopératives agricoles s’élargissent et deviennent de plus en plus rentables, quand tous craignaient pendant la douloureuse « période spéciale » des années 90, un aventureux retour aux famines du moyen-âge « bio ».
Le « productivisme », le vrai, c’est l’absurdité d’une surproduction agricole sans lien avec la demande, en régime capitaliste (anarchie de la production). On parle beaucoup ces derniers mois de la production laitière européenne par exemple pour illustrer ce cycle infernal. Mais ce n’est certainement pas une telle « tendance » qui pousse les coopératives cubaines à s’étendre en surface.
Même dans nos régions, les expériences locales de coopératives agroécologiques qui réussissent (malgré les innombrables obstacles que les cubains de leur coté n’ont pas à affronter : isolement, loyers exorbitants, endettement, prix libres, …) se soldent le plus souvent par une extension des surfaces utiles, une diversification et une complexification des tâches réalisées dans la ferme, une hausse de la productivité (puisque l’agroécologie, bien menée par des connaissances scientifiques, rivalise sur le long terme, c’est connu, avec les pseudo-succès de l’agriculture intensive) et même… des embauches ! Est-ce un mal ? Est un développement nécessaire ?
Il y a ici un faux débat, qui en cache un autre, beaucoup plus idéologique. Car l’accusation latente de « productivisme », y compris quand on parle d’agroécologie, sous-entend qu’il faudrait, pour respecter l’environnement, produire « petit », « familial »… quand tout nous montre que l’agriculture dite « extensive » biologique et planifiée, doit remplacer la funeste agriculture « intensive » polluante et court-termiste. Sommes-nous limités par la surface ? Sommes-nous en surnombre ? Faut-il pour compenser le bond en avant scientifique et technique de l’agriculture biologique contre la vieille agriculture intensive capitaliste, prôner la « décroissance » ? Nous sommes actuellement 7 milliards et serons dans l’hypothèse haute en 2050 environ 9 milliards sur cette planète… après quoi on imagine qu’avec une humanité plus prospère et moins inégalitaire (rèvons une peu), une transition démographique permettrait à ce nombre de se stabiliser plus ou moins. Or des spécialistes estiment que la production agricole actuelle, dans un autre système de redistribution, pourrait déjà nourrir jusqu’à 12 milliards d’êtres humains ! Pourquoi nos « décroissants » continuent-ils donc à exhumer Malthus, ce penseur ultraréactionnaire libéral du capitalisme ascendant, pour expliquer que les peuples d’aujourd’hui n’auraient pas droit au développement, que la « nature » n’aurait plus rien à nous offrir « à sa table » ? N’est-ce pas une idée analogue à celles des malthusiens d’un autre bord qui prétendent, à une autre échelle, qu’il faudrait rejeter les « migrants » à la mer parce qu’on ne peut pas « accueillir toute la misère du monde » ?
Cuba, comme bien d’autres exemples de politiques actuelles de peuples souverains résistant aux pressions impérialistes, nous montre que le véritable développement agroécologique, le véritable « développement durable » ne proviennent pas de vœux pieux et abstraits sur le respect d’une nature en surcis mais au contraire d’une nécessité bien concrète de se protéger des véritables prédateurs du « productivisme agricole mondial », les multinationales de l’agroalimentaire…
Pour produire « beaucoup » il faut fertiliser « beaucoup » : Ce que fait l’homme depuis le néolithique… Et toutes les techniques de l’agroécologie visent à optimiser par les soins au sol et le choix des espèces cultivées la fertilité des champs, contre une nature fondamentalement instable et exigeante.
Si Cuba a décidé de diviser les coopératives immenses de canne à sucre en petites unités de production de type kolkhoze dans les années quatre vingt dix, c’est précisément parce que dans les conditions matérielles de l’époque, avec les changements qu’imposaient la tansition d’une monoculture intensive à une polyculture sans pesticides, rester sur de grandes exploitations était tout simplement techniquement impossible. Mais cela ne signifie pas qu’il fallait en rester là : si les exploitations fonctionnent, la croissance est là et l’extention des culture devient la règle. Tous les kolkhozes qu’on peut encore trouver dans les pays de l’ex-URSS et qui pratiquent l’agroécologie (dont le plus connu est le « Sovkhoze Lénine » de la banlieue moscovite) le font sur d’immenses surfaces. Et pour cause : dans l’héritage soviétique, nombreux sont sans doute encore ceux qui se souviennent du plus grand projet d’agroforesterie du monde, consistant à fertiliser les immenses terres noires du sud avec de larges bandes forestières, sans pesticides, en 1948 (« Grand plan de transformation de la nature »).
Une objection peut encore s’entendre, contre l’agriculture extensive, seule alternative sérieuse à l’agriculture intensive pour satisfaire les besoins alimentaires à l’échelle de la planète; c’est celle de la mécanisation. Car il y a évidemment dans le contexte de grandes exploitations, fussent-elles biologiques, la nécessité de semer et de récolter avec des machines, avec un coût énergétique. Sans tomber dans un délire équivalent à celui des premières luttes ouvrières, celles des Canuts lyonnais, qui détruisaient les machines au lieu de s’attaquer aux patrons, il faut reconnaître que l’humanité doit encore résoudre le problème collatéral des sources d’énergie alternatives aux énergies fossiles. Car avec des énergies renouvelables, la mécanisation ne constitue plus aucun problème pour l’environnement. A Cuba, qui est aussi une source d’inspiration dans ce domaine, en ce qui concerne l’indépendance énergétique nationale et donc les sources locales les plus durables, toutes les voies sont testées (éolien, solaire, hydroélectrique, économies d’énergie, …). Et on sait à quel point c’est l’investissement matériel concret et de long terme, par l’Etat qui sera déterminant dans ce domaine… tout ce dont est incapable l’Etat capitaliste dans lequel nous vivons par ailleurs. Seul un Etat socialiste peut investir « à perte », et ce n’est pas un hasard si les recherches les plus pousssées sur la fusion nucléaire par exemple ont commencé avec les tokamaks soviétiques et se poursuivent maintenant en Chine, à l’abri des lobby militaro-industriels du nucléaire (uranium). A l’époque du « grand plan de transformation de la nature », on préconisait déjà « l’électrification de la production agricole, l’introduction de moissonneuses batteuses électriques et autres machines agricoles mues par l’électricité » (Rapport d’activité du Comité Central du PCUS pour le 19ème congrès, octobre 1952), énergie propre issues des nombreuses centrales hydroélectriques soviétiques de l’époque.
Souvenons-nous des présidentielles 2017 : Il y a chez nous, dans les programmes soucieux de respecter l’environnement par une alternative agricole durable, une contradiction assez révélatrice du chemin que nous avons encore à faire, face à Cuba en particulier (qui exporte aujourd’hui, en plus de ses célèbres médecins, de nombreux agronomes pourtant, pour aider les paysans un peu partout dans le monde) : Même dans le programme qui sur ce niveau est sans doute le plus avancé, celui de la « France Insoumise », en mettant en avant la nécessité d’une indépendance nationale quasiment sur le modèle cubain, on associe la nécessaire « planification écologique » (il y a bien longtemps que ce terme de planification est sorti de notre vocabulaire politique courant) et une illusoire « agriculture familiale » que toutes les expériences actuelles relativisent comme un préalable à toute agriculture perenne, et non comme une fin en soi. Réfléchissons sans tarder à cette question cruciale : nous ne partons pas de rien, et nous avons dans l’histoire et même face à nous, de l’autre coté de l’Atlantique (pas aux USA, plus au sud !) de nombreuses sources d’inspiration pour avancer.